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MYTHES ET REALITES DES FINANCES PUBLIQUES :UNE ANALYSE A LA LUMIERE DE LA MODERN MONETARY THEORY (MMT)

L’architecture monétaire contemporaine repose sur une série de mécanismes institutionnels dont la complexité est souvent ignorée ou volontairement obscurcie par les discours dominants. L’une des erreurs les plus répandues consiste à croire que les États doivent d’abord collecter des impôts ou emprunter sur les marchés pour pouvoir financer leurs dépenses. Cette idée, profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, ne correspond pourtant ni à la réalité institutionnelle des systèmes monétaires modernes, ni à leur fonctionnement macroéconomique. Comme l’explique Stephanie Kelton, économiste américaine et figure majeure de la Modern Monetary Theory (MMT), « un État monétairement souverain ne dépend pas des impôts ou de l’emprunt pour dépenser ; il crée la monnaie qu’il dépense » (Kelton, 2020). En inversant la séquence logique et chronologique de l’acte monétaire, cette conception contribue à imposer des politiques budgétaires restrictives, motivées par la peur du déficit et de la dette publique, considérés à tort comme des menaces imminentes. Loin d’être de simples précautions de bonne gestion, ces politiques d’austérité ont des conséquences économiques et sociales considérables : elles affaiblissent la demande globale, dégradent les services publics, retardent les investissements d’avenir, creusent les inégalités et exacerbent le chômage (Stiglitz, 2016). Le discours selon lequel un État serait comparable à un ménage devant équilibrer ses recettes et ses dépenses repose sur une analogie fallacieuse : un ménage ne crée pas de monnaie, l’État si. C’est précisément cette capacité de création monétaire qui distingue un État monétairement souverain d’un acteur privé, et qui lui permet de financer directement ses engagements, sans dépendre ex ante de ses recettes fiscales ou d’un financement externe. La persistance de cette confusion contribue à enfermer l’action publique dans un carcan idéologique où la question du financement prime sur celle de l’utilité sociale des dépenses, et où le respect de dogmes budgétaires supplante l’impératif de répondre aux besoins sociaux et économiques.

Cette incompréhension repose en partie sur une conception erronée de l’impôt, trop souvent réduit à un simple outil de collecte de ressources pour l’État. Dans un système monétaire souverain, la fiscalité remplit une fonction tout à fait différente : elle établit la demande pour la monnaie nationale. Comme l’a souligné Georg Friedrich Knapp dans sa théorie de la monnaie « état-monopole » (1905), la monnaie tire sa valeur de l’obligation légale imposée par l’État, notamment via l’impôt. En imposant à ses citoyens de régler leurs obligations fiscales dans une monnaie précise qu’il est le seul à pouvoir émettre, l’État crée un besoin universel de cette unité monétaire. La monnaie acquiert ainsi sa valeur non pas en vertu de sa rareté ou de son adossement à un actif sous-jacent, mais en raison de l’obligation légale d’en disposer pour s’acquitter des taxes, amendes ou redevances. Ce principe, bien qu’élémentaire, est au cœur du fonctionnement des systèmes monétaires modernes. La monnaie circule parce que l’État en a établi l’usage obligatoire dans le cadre des échanges juridiques et fiscaux. En d’autres termes, ce n’est pas l’impôt qui permet à l’État de dépenser, mais bien la dépense qui permet au contribuable de payer l’impôt (Mosler, 1997). Sans une émission monétaire préalable par la puissance publique, les agents économiques ne peuvent ni honorer leurs obligations fiscales ni constituer une épargne. Or, les gouvernements, sous l’emprise de conceptions erronées ou de contraintes politiques mal comprises, tendent à limiter leurs dépenses, créant de fait un déficit structurel de liquidité dans le secteur privé. Ce déficit, en retour, se traduit par une incapacité des ménages et des entreprises à faire face à leurs engagements, générant chômage, faillites et contraction de la consommation.

Le caractère arithmétique de cette logique est pourtant implacable. Si l’État exige le paiement d’impôts dans une monnaie dont il est le seul émetteur, et qu’il n’en injecte pas une quantité suffisante dans l’économie, alors le secteur privé sera mécaniquement déficitaire. Les ajustements qui en découlent – chômage, baisse des salaires, précarisation du travail, endettement privé – ne sont pas des phénomènes naturels ou spontanés. Ils sont les symptômes d’une politique monétaire et budgétaire inadaptée, qui refuse de reconnaître ses propres fondements. Dans une telle configuration, la théorie monétaire moderne (MMT) souligne que le chômage est la preuve irréfutable que l’État n’a pas dépensé assez. Il s’agit là d’un énoncé comptable et non idéologique : dans une économie fermée, tout déficit public correspond à un excédent du secteur privé. À l’inverse, si l’État poursuit un excédent budgétaire, alors, sauf excédent commercial équivalent, le secteur privé est contraint de s’endetter ou de réduire sa consommation. Cette réalité contredit radicalement les présupposés de l’orthodoxie budgétaire, pour qui la rigueur de l’État serait nécessaire à la prospérité du pays (Blanchard, 2019).

La pédagogie de la MMT illustre cette dynamique à travers une fable fondatrice. Supposons qu’un État fraîchement constitué crée une nouvelle monnaie nationale. Pour en assurer l’usage, il impose une taxe annuelle libellée dans cette unité monétaire. Les citoyens, ne disposant pas encore de cette monnaie, n’ont d’autre choix que d’accepter de travailler pour l’État afin de l’obtenir. L’État peut alors verser des salaires à ses fonctionnaires, qui utilisent ensuite cette monnaie pour payer leurs impôts, consommer ou épargner. Ce cycle vertueux – émission monétaire, circulation, paiement fiscal – donne vie à la monnaie, qui devient le vecteur des relations économiques. Dans ce cas, l’impôt ne constitue pas une ressource préalable indispensable à l’action publique, mais un mécanisme de régulation – destiné à stabiliser la demande, prévenir l’inflation et légitimer l’usage de la monnaie nationale. Dès lors, l’idée que l’État doive collecter des impôts avant de pouvoir dépenser devient incohérente : il ne peut y avoir d’impôt sans dépense préalable. Par conséquent, parler d’un État « à court d’argent » dans sa propre monnaie n’a pas de sens. Il détient le monopole d’émission de la monnaie légale, qu’il exerce au moyen d’instruments techniques bien définis et institutionnalisés. Toute unité monétaire utilisée pour régler l’impôt a, au préalable, été injectée dans l’économie par une dépense publique. Il s’agit d’une condition structurelle et logique : sans injection initiale de monnaie par le biais de paiements de l’État, il serait impossible pour les contribuables de disposer de l’unité de compte exigée en retour par l’administration fiscale. À l’image du théâtre où les billets doivent être imprimés et distribués avant d’être collectés à l’entrée, l’économie repose sur l’émission préalable de monnaie. Ce circuit, fondé sur une asymétrie temporelle entre dépense et recouvrement, montre que la monnaie étatique précède nécessairement la capacité du secteur privé à s’en acquitter. L’argent public, ainsi émis, circule d’abord dans le système économique et revient partiellement sous forme d’impôts ; le reste demeure dans le système bancaire sous forme de réserves excédentaires. L’État n’agit donc pas comme un agent cherchant à équilibrer recettes et dépenses, mais comme une entité capable de structurer la sphère monétaire à travers une gestion active des soldes (Wray, 2012).

Les excédents de monnaie en circulation ne sont pas recyclés en vue d’un financement ultérieur des dépenses publiques, mais font l’objet d’une régulation monétaire par le biais d’émissions de titres souverains. Ces titres, proposés aux agents économiques, visent à absorber les liquidités excédentaires afin de stabiliser les taux d’intérêt et d’assurer un ancrage macrofinancier. En transformant des réserves non rémunérées détenues par les banques commerciales en obligations du Trésor rémunérées, l’État utilise des instruments de politique monétaire au service de la stabilité financière. Ces deux instruments, les comptes de réserves et les titres publics, sont hébergés au sein de la banque centrale, qui agit comme interface entre la politique budgétaire et les mécanismes de marché. La gestion de la dette publique devient ainsi un levier de régulation de la liquidité, et non une réponse à un manque de ressources financières. Il s’agit là d’un acte d’ingénierie monétaire, destiné à ajuster les paramètres de circulation de la monnaie et à préserver les équilibres systémiques. Les préjugés autour de la dette publique sont d’autant plus persistants qu’ils s’alimentent d’une narration apocalyptique régulièrement démentie par les faits. Les exemples abondent d’annonces alarmistes qui n’ont jamais été suivies des catastrophes annoncées. Ronald Reagan prédisait qu’une dette publique américaine de 90 milliards de dollars mènerait à l’effondrement économique ; or, cette dette a été multipliée depuis par plus de trente sans pour autant déclencher le désastre escompté. Cette résilience n’implique pas que la dette soit sans conséquence, mais elle montre que les dynamiques qui la sous-tendent sont radicalement différentes de celles qui gouvernent les finances privées. Dans une économie moderne, la dette publique est en réalité l’actif d’un autre secteur, principalement le secteur privé. Elle est détenue sous forme d’obligations par les banques, les compagnies d’assurance, les fonds de pension, et constitue un pilier de la stabilité financière. Plutôt qu’un passif grevant l’avenir, elle incarne un actif essentiel dans le fonctionnement ordinaire des marchés financiers. La réduire à une simple charge reportée sur les générations futures, c’est ignorer sa fonction régulatrice et son statut d’outil économique.

Ce fonctionnement révèle un aspect souvent méconnu : dans un cadre monétairement souverain, la dette publique ne constitue pas une dette au sens courant, c’est-à-dire une charge financière résultant d’un déficit de revenus. Elle doit être comprise comme l’expression comptable de la monnaie injectée dans l’économie mais non retirée via la fiscalité. Elle est conservée par le secteur privé sous forme d’actifs, qu’il s’agisse de dépôts bancaires ou de titres publics. Cette compréhension invalide l’idée selon laquelle les déficits publics seraient intrinsèquement problématiques. Au contraire, ils sont nécessaires à la constitution d’une épargne privée nette. En injectant davantage de monnaie qu’il n’en retire par l’impôt, l’État permet aux agents économiques de constituer des avoirs financiers libellés dans la monnaie nationale, base sur laquelle reposent de nombreuses activités économiques. L’expansion du crédit bancaire, elle-même conditionnée par l’existence préalable de dépôts, dépend en grande partie de cette injection initiale. Sans déficit public, les banques commerciales se trouveraient contraintes de prêter uniquement sur la base de dépôts existants, ce qui restreindrait mécaniquement leur capacité à financer l’économie réelle.

La nature de la création monétaire dans ce contexte est également révélatrice. Contrairement à la croyance largement répandue, les banques commerciales ne prêtent pas l’épargne qu’elles auraient préalablement collectée. Lorsqu’un établissement bancaire accorde un prêt, il crée de la monnaie ex nihilo en inscrivant un crédit sur le compte de l’emprunteur. Ce processus repose sur une simple opération comptable, rendue possible par le cadre institutionnel qui garantit la convertibilité de cette monnaie privée en monnaie centrale, notamment à travers les mécanismes de compensation interbancaire. La banque centrale joue ici un rôle central en assurant la liquidité du système, fournissant les réserves nécessaires pour que les paiements entre banques puissent être réglés. Ainsi, bien que les banques privées initient la création monétaire, leur activité repose entièrement sur un socle de confiance et de réglementation publique. Il serait donc inexact de considérer que la sphère bancaire privée fonctionne de manière autonome ou découplée de la souveraineté monétaire.

Dans cette perspective, la monnaie ne peut être considérée comme une ressource matérielle, rare ou naturelle. Elle est d’abord une institution, c’est-à-dire une norme socialement reconnue et juridiquement encadrée. Sa valeur ne tient pas à sa substance, mais à la garantie qu’offre l’État émetteur quant à sa validité pour l’acquittement des obligations légales, notamment fiscales. Dans un monde où les transactions sont de plus en plus numérisées, cette réalité prend un caractère encore plus manifeste. La monnaie circule sous forme de données informatiques, manipulées par des systèmes électroniques qui enregistrent chaque opération sous forme de crédits et de débits. Le versement d’un salaire public ou le paiement d’un impôt ne sont que des inscriptions comptables sur des registres numériques. Lorsque l’État dépense, il crédite un compte ; lorsqu’il perçoit un impôt, il débite un compte et détruit cette monnaie. Le flux monétaire est donc entièrement réversible et dépend de la volonté politique de soutenir l’activité économique par des dépenses publiques. L’État ne peut faire faillite dans sa propre monnaie, puisqu’il en contrôle l’émission. Les contraintes qui pèsent sur lui sont donc moins d’ordre budgétaire que politique ou institutionnel (Mosler, 2010).

Cette compréhension renouvelée de la dépense publique et de la dette permet de renverser le paradigme dominant en matière de finances publiques. La dette souveraine, loin d’être une charge pesant sur les générations futures, constitue un stock d’actifs liquides pour les agents privés actuels. Elle reflète la différence cumulée entre les flux de dépenses et les flux de prélèvements. En ce sens, elle matérialise l’accumulation des ressources financières injectées dans l’économie par l’État, et qui n’ont pas été retirées par la fiscalité. Il s’agit donc d’un solde positif pour le secteur non-étatique, rendu possible par la logique déficitaire du budget public. Assimiler cette dette à une obligation de remboursement selon les logiques de l’endettement domestique, c’est méconnaître la nature spécifique de la souveraineté monétaire. L’État, en tant qu’émetteur de la monnaie qu’il emprunte, ne saurait être soumis aux mêmes contraintes que les ménages ou les entreprises, lesquels empruntent une monnaie qu’ils ne peuvent créer (Wray, 2015).

Cette différence fondamentale a des implications directes sur la compréhension des politiques budgétaires. Dans une économie à monnaie souveraine, les déficits publics sont non seulement soutenables, mais nécessaires pour répondre aux besoins structurels de financement de l’économie réelle. En injectant des ressources financières dans les circuits productifs, l’État soutient l’activité, favorise l’emploi, et garantit la disponibilité des moyens de paiement nécessaires au bon fonctionnement des échanges. Dans ce cadre, la réduction des déficits publics ne saurait être une fin en soi, mais doit être subordonnée à des considérations macroéconomiques, notamment la stabilité des prix, le plein emploi et la croissance. L’obsession pour l’équilibre budgétaire, souvent érigée en dogme, relève moins d’une nécessité économique que d’un choix politique fondé sur une représentation erronée du rôle monétaire de l’État. La reconnaissance de ce rôle est essentielle pour repenser la place de la dépense publique dans l’orientation des priorités collectives et dans la construction d’un modèle économique capable de répondre aux défis contemporains.

Dans ce cadre analytique, l’apparition d’une épargne nette dans le secteur privé n’est possible que si un autre secteur enregistre un déficit équivalent. C’est l’objet de l’approche dite des « équilibres sectoriels », qui distingue trois grands pôles : le secteur privé domestique, le secteur public et le secteur extérieur. L’équation macroéconomique fondamentale suivante exprime cette identité comptable incontournable : (S – I) + (T – G) + (M – X) = 0.
Elle révèle que les soldes respectifs de l’épargne privée nette (S – I), du solde budgétaire public (T – G) et de la balance commerciale (M – X) doivent nécessairement s’équilibrer, dans un jeu à somme nulle. Si le secteur privé dégage un excédent, alors l’un des deux autres secteurs doit enregistrer un déficit correspondant. Cette logique inéluctable est pourtant systématiquement ignorée dans les débats publics, qui abordent les enjeux budgétaires comme si chaque secteur était indépendant, comme si l’État pouvait réduire indéfiniment ses dépenses sans affecter la capacité du secteur privé à épargner, ou comme si les excédents extérieurs pouvaient compenser partout et toujours les restrictions budgétaires nationales. Or, aucun pays ne peut durablement compter sur des excédents commerciaux pour financer son épargne privée sans affecter celle de ses partenaires. C’est pourquoi la gestion budgétaire d’un État souverain ne doit pas viser l’équilibre ou l’excédent par principe, mais s’ajuster aux besoins macroéconomiques réels, en garantissant à la fois le plein emploi et la stabilité financière. À ce titre, il devient évident qu’il est mathématiquement impossible pour l’ensemble des secteurs de dégager simultanément un solde positif. Ainsi, chercher à favoriser l’épargne privée, réduire le déficit public et améliorer la balance commerciale dans le même temps relève d’un non-sens opérationnel : la somme des trois soldes ne pouvant être autre chose que nulle, une telle convergence d’objectifs est irréalisable. Cette impossibilité logique est pourtant occultée dans de nombreuses orientations politiques, où ces trois cibles sont souvent brandies de concert comme des objectifs souhaitables, voire incontournables. Il en résulte une rhétorique séduisante mais fondamentalement incohérente, où les promesses de rigueur budgétaire, de prospérité privée et de compétitivité externe se heurtent à la réalité arithmétique du système économique.

Cette réévaluation de la dépense publique conduit à reconsidérer la monnaie elle-même, non comme une marchandise rare, mais comme une création institutionnelle. L’État, en tant que détenteur du monopole d’émission monétaire, définit les règles du jeu : il choisit les modalités selon lesquelles la monnaie entre dans le circuit économique, les prix qu’il est prêt à payer, les salaires qu’il offre, et les niveaux d’imposition qu’il applique. Ce pouvoir confère à l’État une capacité d’orientation de l’activité économique qui dépasse largement le simple cadre budgétaire. L’acceptation de la monnaie repose sur sa reconnaissance dans le paiement des obligations fiscales, ce qui confère à l’impôt une fonction de légitimation monétaire. La valeur de la monnaie ne réside pas dans un adossement à un actif tangible comme l’or, mais dans l’obligation légale de son utilisation au sein de la sphère fiscale. Par conséquent, la rareté n’est pas une caractéristique inhérente à la monnaie moderne : c’est une construction politique, qui dépend des choix opérés par l’autorité monétaire et budgétaire.

Ce renversement de perspective devient encore plus crucial lorsqu’on considère les injonctions contradictoires régulièrement énoncées dans les débats économiques. Il est en effet courant de prôner simultanément une réduction des déficits publics, un excédent de la balance commerciale et une épargne privée élevée. Or, ces trois objectifs sont structurellement incompatibles dans une économie fermée ou dans une zone monétaire donnée. L’un ne peut être atteint qu’au détriment des autres, en vertu de l’identité comptable qui lie les soldes sectoriels. Maintenir une discipline budgétaire stricte tout en exigeant du secteur privé qu’il dégage un excédent net et de la balance commerciale qu’elle soit positive revient à nier les contraintes arithmétiques fondamentales du système. Une telle incohérence, souvent masquée par un discours technocratique, engendre des politiques contre-productives, affaiblit les capacités de l’État à soutenir l’activité économique et aggrave les déséquilibres sociaux.

L’orthodoxie dominante, malgré cette impasse logique, continue de privilégier une lecture morale de la dépense publique, fondée sur la peur de l’endettement et la recherche obsessionnelle d’équilibres budgétaires. Elle impose une vision comptable réductrice à une réalité profondément institutionnelle, politique et fonctionnelle. Cette approche conduit à des arbitrages erronés, notamment dans la gestion du chômage et de l’inflation. Le débat contemporain s’enlise ainsi dans une opposition artificielle entre stabilité des prix et plein emploi, selon une lecture rigide de la courbe de Phillips. Ce schéma suppose qu’il existerait un arbitrage permanent entre les deux objectifs, et que tout effort pour réduire le chômage entraînerait mécaniquement une hausse des prix. Or, cette conception méconnaît les multiples facteurs à l’origine des tensions inflationnistes – tels que les chocs d’offre, les hausses spéculatives des prix de l’énergie ou des matières premières, ou encore les perturbations géopolitiques – qui ne relèvent en rien d’une surchauffe de la demande (Blanchard, 2019). En naturalisant le chômage de masse au nom de la lutte contre une inflation souvent exogène, on institutionnalise un gaspillage de ressources humaines considérables et on alimente des inégalités injustifiables. Ce n’est pas un impératif économique, mais une construction idéologique, qui vise à discipliner les politiques publiques à travers une lecture restreinte des objectifs macroéconomiques.

La nature même de la monnaie, dans cette configuration, doit être repensée. Elle ne tire pas sa valeur d’une quelconque rareté intrinsèque ou d’un adossement à un métal précieux, mais de ce que l’État accepte de livrer en échange – un bien, un service, un salaire. Lorsqu’il propose, par exemple, de rémunérer une heure de travail à dix unités monétaires, cette valeur devient la référence implicite autour de laquelle s’articulent les prix relatifs dans l’économie. Si l’État double ce taux de rémunération, il revalorise cette unité monétaire, ce qui peut entraîner une hausse généralisée des prix – autrement dit, une inflation. Il devient alors clair que la dépense publique, loin d’être une cause irrationnelle de déséquilibre, constitue l’un des principaux canaux par lesquels l’État module le niveau général des prix. Le contrôle de l’inflation ne passe donc pas par une restriction indiscriminée des dépenses, mais par une gestion judicieuse des prix que l’État est prêt à payer pour les biens, services et salaires qu’il mobilise. La politique budgétaire devient ainsi un levier de pilotage des équilibres monétaires, et non une simple discipline comptable.

Il en résulte que le chômage de masse, tel qu’il persiste aujourd’hui dans de nombreuses économies, ne peut être interprété comme une fatalité. Il traduit un choix politique implicite : celui d’instaurer une obligation fiscale – payer ses impôts en monnaie de l’État – sans garantir à chacun l’accès à cette monnaie par l’intermédiaire d’un revenu. Cette dissymétrie engendre une exclusion structurelle, à laquelle il est possible de remédier par un programme de garantie d’emploi. Ce mécanisme, central dans la Modern Monetary Theory, consisterait pour l’État à offrir à toute personne disponible et désireuse de travailler un emploi rémunéré au salaire de base défini par la puissance publique (Kelton, 2020; Tcherneva, 2018). Un tel dispositif assurerait non seulement le plein emploi, mais renforcerait aussi la stabilité monétaire, en ancrant la valeur de la monnaie sur un bien public fondamental : le travail. Ce n’est donc pas une utopie technocratique, mais un prolongement logique de la souveraineté monétaire, permettant de réconcilier justice sociale et rigueur économique.

L’architecture monétaire moderne repose sur la capacité unique de l’État à créer la monnaie, ce qui remet en cause l’idée que les dépenses publiques doivent être financées d’abord par les impôts ou l’emprunt. Cette réalité implique que les déficits publics sont non seulement inévitables, mais nécessaires pour soutenir l’activité économique, garantir le plein emploi et permettre l’épargne privée. La monnaie, en tant qu’institution sociale, tire sa valeur de l’obligation fiscale et de la confiance dans l’État, et non d’une rareté intrinsèque. Par conséquent, les politiques d’austérité basées sur la peur du déficit sont contre-productives et aggravent les déséquilibres sociaux et économiques. Repenser la dépense publique et la gestion monétaire ouvre la voie à des solutions innovantes, comme la garantie d’emploi, qui peuvent concilier justice sociale et stabilité économique.

Modou NDIAYE
Étudiant en Master

Faculté des Sciences Économiques et de Gestion

Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Redaction Africa7

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