
La question de la soutenabilité de la dette publique au Sénégal occupe aujourd’hui une place centrale dans le débat économique et politique national. Longtemps présentée comme maîtrisée et justifiée par le financement de projets structurants, la dette sénégalaise fait l’objet de révélations inquiétantes, notamment à travers le rapport publié par la Cour des comptes en février 2025. Ce rapport met en lumière une réévaluation drastique des chiffres officiels, révélant une dette publique atteignant 99,67 % du PIB au 31 décembre 2023, très loin des estimations précédentes.
Au-delà des montants, cette situation révèle des failles structurelles dans la gestion et la transparence de la dette, ainsi qu’une surexposition à la dette extérieure en devises, rendant le Sénégal particulièrement vulnérable aux fluctuations des marchés et à l’évolution de l’économie mondiale. Cette dépendance extérieure, couplée à une économie faiblement fiscalisée et extravertie, rend illusoire toute tentative de mesurer la solvabilité de l’État à travers des indicateurs classiques comme le ratio dette/PIB, qui se contente de comparer un stock de dette à un flux de production sans intégrer les véritables capacités de remboursement du pays.
Dans ce contexte, il devient essentiel de questionner la pertinence même de la notion de soutenabilité appliquée au cas sénégalais, en tenant compte des spécificités structurelles du pays : une absence de souveraineté monétaire, une capacité fiscale limitée, une dette majoritairement externe et un modèle de croissance largement dépendant de facteurs exogènes.
Cet article propose donc d’analyser pourquoi, au regard des dernières données officielles et des réalités économiques et institutionnelles du pays, la dette publique du Sénégal ne peut plus être considérée comme soutenable. À travers une lecture critique des indicateurs traditionnels, une analyse de la structure de la dette et une évaluation des risques futurs, il s’agira de démontrer que la dette actuelle constitue un facteur majeur de fragilité économique, financière et politique pour le Sénégal.
État des lieux de l’endettement sénégalais à la lumière du rapport de la Cour des comptes :
La question de la soutenabilité de la dette publique sénégalaise s’impose aujourd’hui comme un enjeu central du débat économique national. Pendant plusieurs années, les autorités sénégalaises ont soutenu une narration officielle présentant l’endettement croissant du pays comme un levier de développement indispensable, capable de financer les infrastructures structurantes censées transformer durablement l’économie. Ce discours, porté notamment dans le cadre du Plan Sénégal Émergent (PSE) lancé en 2014, reposait sur l’hypothèse que la croissance économique générée par ces investissements permettrait de maintenir la dette à un niveau soutenable. Or, cette construction théorique a volé en éclats avec la publication du rapport de la Cour des comptes en février 2025, qui a mis au jour une réalité budgétaire nettement plus préoccupante que celle jusque-là communiquée aux citoyens, aux partenaires techniques et financiers ainsi qu’aux marchés.
Ce rapport révèle que la dette publique du Sénégal, incluant les engagements explicites et certains passifs auparavant dissimulés, s’élevait à 18 558,91 milliards de FCFA au 31 décembre 2023, soit 99,67 % du PIB. Ce niveau, largement supérieur aux 73,6 % annoncés par l’ancienne administration, démontre que les indicateurs officiels de suivi de la dette ont été construits sur des bases biaisées, voire volontairement maquillées. Cette opacité comptable s’est accompagnée d’une explosion de la dette intérieure bancaire, qui est passée de 1 893 milliards de FCFA en 2019 à 8 000 milliards de FCFA en 2023, fragilisant au passage le système financier domestique, devenu dépendant des bons du Trésor et exposé à un effet d’éviction qui pénalise le financement du secteur privé. Le service de la dette, c’est-à-dire la part des recettes budgétaires consacrée au remboursement des emprunts, a atteint un niveau critique : près de 45 % des recettes publiques en 2023 ont été absorbées par le service de la dette, réduisant considérablement les marges de manœuvre budgétaires nécessaires aux politiques publiques sociales et productives.
L’inefficacité du ratio dette/PIB :
La soutenabilité de la dette publique du Sénégal est un sujet de préoccupation majeur, au cœur des débats économiques et politiques actuels. L’examen approfondi de la structure de cette dette, de ses modalités de financement et des conditions macroéconomiques dans lesquelles elle évolue, révèle de multiples fragilités structurelles qui rendent toute affirmation de soutenabilité particulièrement contestable. Les conclusions du dernier rapport de la Cour des comptes, publié en février 2025, apportent des éléments nouveaux qui éclairent la trajectoire préoccupante de l’endettement sénégalais et qui remettent en question la pertinence des indicateurs traditionnellement mobilisés pour évaluer la viabilité de la dette publique.
Parmi ces indicateurs, le ratio dette/PIB occupe une place centrale. Cet indicateur, largement utilisé par les institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale, établit un rapport entre le stock de dette publique et le flux annuel de production de richesse du pays.
Ce ratio présente cependant des limites méthodologiques majeures. En comparant un stock à un flux, il offre une vision statique et partielle de la situation financière d’un État. Dans un pays comme le Sénégal, où l’économie informelle représente plus de 40 % du PIB selon la Banque mondiale, la pertinence de ce ratio est d’autant plus discutable. Une large part de la richesse produite échappe aux mécanismes fiscaux classiques, réduisant ainsi la capacité réelle de l’État à mobiliser des ressources pour le remboursement de la dette. Cette inadéquation entre la réalité économique et les indicateurs normatifs fausse le diagnostic de soutenabilité et occulte les risques réels qui pèsent sur la trajectoire budgétaire du pays.
Une structure de la dette source de vulnérabilités accrues :
Au-delà de cette critique méthodologique, la structure même de la dette publique sénégalaise aggrave la fragilité du cadre de soutenabilité. Près de 60 % de cette dette est libellée en devises étrangères, principalement en euros et en dollars. Cette prépondérance de la dette extérieure expose le Sénégal à un double risque. D’une part, un risque de change : toute dépréciation de l’euro face au dollar ou toute variation défavorable des taux de change alourdit mécaniquement la charge de la dette. D’autre part, un risque de refinancement : les créanciers étrangers, qu’ils soient institutionnels ou privés, peuvent à tout moment durcir leurs conditions de financement ou exiger des garanties supplémentaires. Cette dépendance aux arbitrages de créanciers externes prive le Sénégal de marges de manœuvre budgétaires et monétaires indispensables pour ajuster sa politique économique en fonction des priorités nationales.
L’absence de souveraineté monétaire : un facteur aggravant :
L’absence de souveraineté monétaire constitue une contrainte structurelle majeure qui imprègne l’ensemble du système financier et budgétaire du Sénégal. Ce manque de contrôle sur la politique monétaire se manifeste par l’impossibilité pour l’État de déterminer indépendamment les conditions de taux de change et de création monétaire. En tant que membre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine, le Sénégal se trouve lié aux décisions collectives prises à l’échelle régionale, ce qui signifie qu’il ne peut exercer aucun contrôle direct sur la gestion de sa devise ni sur les modalités de dévaluation du franc CFA. Toute décision de dévaluation, qui pourrait être envisagée pour ajuster le coût de la dette extérieure, est prise au niveau régional et s’impose immédiatement sur l’ensemble des économies membres, sans possibilité de modulation spécifique aux réalités économiques sénégalaises. Ce cadre rigide empêche ainsi le recours à des instruments de monétisation de la dette, des outils pourtant cruciaux pour les pays disposant de leur propre monnaie souveraine, car ils permettent de transformer temporairement la dette en liquidités pour amortir des chocs externes ou rééquilibrer la situation budgétaire. En conséquence, cette perte de contrôle monétaire oblige l’État à adopter des politiques d’ajustement budgétaire souvent douloureuses, lesquelles se traduisent par des coupes dans les investissements sociaux et productifs, dans le seul but de rassurer les créanciers internationaux et d’éviter une dégradation trop rapide de la crédibilité financière du pays.
Cette situation de dépendance monétaire se conjugue avec une série de facteurs structurels qui accentuent la vulnérabilité du Sénégal face aux aléas externes. Les enseignements tirés d’expériences internationales illustrent avec force l’importance cruciale de la souveraineté monétaire pour assurer la soutenabilité d’une dette publique élevée. Ainsi, il apparaît que la question de la souveraineté monétaire n’est pas simplement une problématique technique ou institutionnelle, mais un déterminant fondamental de la capacité d’un État à gérer son endettement. Lorsque l’État dispose d’une autonomie dans la conduite de sa politique monétaire, il peut, par exemple, recourir à la création monétaire pour soutenir son financement public en temps de crise, atténuant ainsi l’impact des fluctuations des taux d’intérêt et des conditions de refinancement sur la charge de la dette. À l’inverse, l’appartenance à une zone monétaire collective prive le pays de cette flexibilité, ce qui se traduit par une rigidité susceptible d’aggraver les déséquilibres budgétaires en période de turbulences économiques.
Pour illustrer ce constat, le cas du Japon offre un exemple saisissant de la manière dont une souveraineté monétaire peut permettre de soutenir une dette publique élevée. Le Japon, avec un ratio dette/PIB avoisinant les 250 %, parvient à financer son déficit et à rembourser sa dette sans rencontrer de difficultés majeures. Ce paradoxe apparent s’explique par le fait que la quasi-totalité de sa dette est détenue par des résidents nationaux – banques, fonds de pension, ménages – qui considèrent ces titres comme des actifs sûrs. Par ailleurs, la Banque du Japon, qui joue un rôle étroitement coordonné avec le pouvoir politique, intervient activement sur les marchés financiers en rachetant des titres de dette publique afin de maintenir des conditions de financement favorables. Cette coordination étroite entre politique budgétaire et politique monétaire, rendue possible par une véritable souveraineté monétaire, permet de contenir le risque d’une crise de confiance et de stabiliser les marchés, même dans un contexte de dette très élevée. En d’autres termes, le Japon démontre qu’un endettement important n’est pas intrinsèquement synonyme d’insoutenabilité lorsque les conditions institutionnelles permettent de maîtriser le risque de refinancement et de fluctuation des taux d’intérêt.
À l’inverse, l’expérience de certains pays de la zone euro, tels que la Grèce ou le Portugal, illustre de manière tragique les conséquences d’un déficit de souveraineté monétaire. Ces États, dont les ratios dette/PIB étaient bien inférieurs à ceux du Japon, se sont retrouvés, dès 2010, confrontés à une explosion des taux d’intérêt et à une réévaluation brutale du risque de défaut. Faute de pouvoir intervenir sur la politique monétaire, ces pays ont été contraints de se plier aux diktats des marchés financiers, qui ont rapidement perdu confiance en leur capacité à rembourser leur dette. L’incapacité à contrôler leur politique monétaire a ainsi conduit à une crise de la dette souveraine, marquée par des mesures d’austérité sévères, une contraction économique brutale et une détérioration des conditions de vie de la population. Le contraste avec le modèle japonais est d’autant plus frappant que, dans le premier cas, l’absence de souveraineté monétaire conduit à une dépendance totale aux arbitrages des marchés internationaux, lesquels imposent des conditions de financement souvent incompatibles avec les besoins de développement national.
Le Sénégal, en tant que membre de la zone franc, se trouve dans une situation analogue à celle des pays de la périphérie de la zone euro. Il ne contrôle ni sa politique monétaire ni la gestion de sa dette souveraine en dernier ressort. La Banque Centrale des États de l’UEMOA (BCEAO) opère selon des règles strictes et dans le cadre d’une parité fixe avec l’euro, limitant de facto toute possibilité d’intervention massive pour soutenir les finances publiques en période de stress. Cette absence de filet monétaire accentue la fragilité structurelle de la dette sénégalaise et expose le pays à des risques accrus en cas de choc externe – qu’il s’agisse d’une hausse soudaine des taux d’intérêt internationaux, d’un ralentissement économique mondial, ou encore d’une baisse significative des recettes d’exportation dues à des variations défavorables des prix des matières premières. Dans de telles circonstances, le Sénégal ne dispose pas des instruments nécessaires pour absorber ces chocs sans recourir à des ajustements budgétaires douloureux, qui se traduisent par des compressions des dépenses publiques dans des secteurs essentiels tels que la santé, l’éducation ou les infrastructures.
Face à ce constat, il apparaît impératif pour le Sénégal de repenser ses stratégies de financement. Une révision profonde des cadres d’analyse traditionnels, qui reposent essentiellement sur des indicateurs tels que le ratio dette/PIB, s’impose afin de prendre en compte l’ensemble des risques structurels auxquels le pays est confronté. Une telle réévaluation devrait intégrer non seulement la qualité et la stabilité des recettes publiques, mais aussi la capacité de l’État à mobiliser des ressources en situation de crise, à diversifier ses sources de financement et, surtout, à renforcer son autonomie monétaire. La souveraineté monétaire, en effet, apparaît comme un levier stratégique crucial qui permettrait au Sénégal de disposer d’un filet de sécurité, capable de compenser partiellement l’impact des chocs externes sur ses finances publiques. En développant des mécanismes nationaux de création monétaire et en envisageant une réforme de la zone franc, le Sénégal pourrait progressivement gagner en flexibilité et en résilience face aux aléas des marchés internationaux.
En conclusion, la dette publique du Sénégal, telle qu’elle apparaît aujourd’hui à la lumière des récentes publications de la Cour des comptes, ne peut être considérée comme soutenable. Au-delà des chiffres officiels souvent rassurants, la structure même de cette dette, en grande partie libellée en devises étrangères, expose le pays à des risques majeurs en cas de choc extérieur. De plus, l’absence de souveraineté monétaire prive le Sénégal des outils nécessaires pour gérer cette dette de manière autonome, renforçant sa dépendance aux créanciers internationaux.
Dans ce contexte, il devient urgent de repenser la stratégie d’endettement du pays, de renforcer la transparence dans la gestion des finances publiques et d’explorer des solutions permettant de réduire cette dépendance extérieure. Faute de quoi, le Sénégal s’expose à des difficultés croissantes pour financer son développement, au détriment des générations futures.
Modou NDIAYE,
Étudiant en master 2 à la FASEG de l’UCAD, spécialisé en Économie et Finance Quantitatives
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